Le banc de touche n’était pas pour elle !
«Après s’être vue empêchée de jouer dans une équipe féminine de Chubut, sa ville natale, Jessica Millaman a réussi à faire entendre sa voix dans tout le pays jusqu’à atteindre le Comité international olympique et à faire changer les règles de ce sport dans le monde entier. Rencontre avec la première joueuse de hockey transgenre d’Argentine qui a réussi à faire bouger les lignes sur les terrains..»
Comment le hockey est-il entré dans ta vie ? En quoi t’a-t-il aidée et en quoi t’a-t-il blessée ?
Le hockey est entré dans ma vie dès ma plus jeune enfance, car j’ai trois sœurs aînées qui le pratiquaient déjà. Une passion pour ce sport s’est éveillée en moi, mais elle s'est ensuite voilée à l’âge de dix ans, quand j’ai pris la décision de me respecter et que j’ai commencé à comprendre ce qui se passait en moi. Même si à cet âge-là je ne saisissais pas la notion de transition (processus de changement du « rôle de genre »), j’ai arrêté de jouer car je ne pouvais plus continuer à pratiquer ce sport avec des garçons. Je ne me sentais pas comme eux. Mais deux ans plus tard, la haine que j’ai subie de la part de ma famille m’a poussée à rejoindre à nouveau une équipe masculine à Trelew, juste pour fuir la solitude que j’éprouvais chez moi. Dans ce club j’ai rencontré des gens merveilleux, qui m’aimaient vraiment, telle que j’étais. Et même si à l’école, dans le quartier et partout on m’appelait « pédé », cette période m'a permis de trouver un peu d’amour et d’empathie. Ces expériences m’ont poussée à abandonner complètement le sport, consciente qu’on vivait dans une société qui n’était même pas prête à nous voir marcher dans la rue en pleine journée.
Pourtant tu t’es accrochée au hockey, et aujourd’hui ta lutte est devenue un exemple pour les sportif.ve.s trans…
Tu imagines ? Comment allais-je croire à l’époque que quelques années plus tard, j’allais faire évoluer les normes dans le sport à travers mon combat ? (rires).C’est en 2014 que j’ai repris les entraînements au Club Atlético Germinal de Rawson, avec ma nouvelle carte d’identité en poche. Des rumeurs disaient que je n’allais pas avoir le droit de concourir aux compétitions, du simple fait que j’étais une femme trans. Cette rumeur m'a été confirmée par le secrétaire du club, qui n’a pas été en mesure de me dire honnêtement la raison de cette décision. J’ai aussitôt pris le téléphone pour parler avec le président en exercice à l’époque. S’en est suivi un échange de quarante minutes où transparaissaient sa LGBTQI+phobie, sa transphobie et sa haine envers notre collectif. Avant de raccrocher, il m’a dit :« Écoute, fais ce que tu veux, mais tant que je serai là, tu ne joueras pas ! ».”.
Nous avons l'habitude d'être discriminées. Peut-être même que nous la normalisons. Mais je me sentais forte. Je voulais reprendre le sport ! J’ai donc décidé, avec l’aide d’une amie, de faire une vidéo et de la partager sur Facebook. L’enregistrer a été pour moi une véritable épreuve, mais j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai cliqué sur Publier.. Trois jours plus tard, ma vidéo était devenue virale en Argentine, et au bout de sept jours elle parcourait déjà le monde entier. J'ai senti que 80 % de l'Argentine était là pour me soutenir. On m’envoyait des photos de la presse internationale où j’apparaissais en une. J’avais du mal à comprendre ce qui se passait. Mais un jour, en plein boom médiatique, ma sœur m’a téléphoné et m’a dit : « Jessi, tu parles à la télé comme si tu étais au supermarché ; mais tu te rends compte que tu es en train d'accomplir quelque chose d'historique ? ». C'est à ce moment-là que j'ai réalisé.
En ce qui concerne cette libération, le mouvement féministe t’a-t-il soutenue ?
À certains égards, je ne parlerai pas du mouvement, mais plutôt d'un grand nombre de femmes CIS qui m'ont témoigné leur soutien en prenant part à la campagne photo #TodxsSomosJessica (#NousSommesTous.tesJessica). Cette action m'a fait sentir que nous étions unies. Il existe un féminisme qui exclut les femmes trans, je ne peux donc pas m'y identifier. De toute façon, je n'ai pas de temps à perdre avec ce que pensent ces femmes.
À mon sens, la lutte féministe passe avant tout par le fait de sortir dans la rue chaque jour, la tête haute. Être une femme assumée. Quand je fais le bilan de tout ce que j’ai accompli sur le plan personnel et social, je pense que j'ai beaucoup donné, donc je crois que je suis sur la bonne voie, que j'apporte ma contribution à la société, au collectif.
« Tout être humain a besoin d’être accompagné, d’avoir une main posée sur l’épaule, que ce soit dans ses erreurs ou dans ses victoires. »
Tu as changé l’histoire du sport, tu nous lègues cet exploit. As-tu le sentiment que la voie est tracée ou que les nouvelles générations de sportif.ve.s ont encore devant eux un long chemin à parcourir ?
Je crois que le seul fait de pouvoir être sur les terrains, faire partie d’un club et concourir aux compétitions montre que nous avons déjà fait un bond en avant. Mais il reste quand même beaucoup à faire. Malheureusement, de nombreux dirigeants de clubs et d’institutions rejettent souvent la différence. Mais sans aucun doute, nous devons continuer à avancer. Dans mon cas, je suis tombée sur quelqu’un de transphobe et plein de haine, qui a cru pouvoir me faire taire, comme c’est souvent le cas pour la plupart d’entre nous. Si en revanche j’avais fait face à un président empathique qui m’avait dit : « Jessica, c’est la première fois que nous avons une situation pareille, pourrais-tu venir à la fédération pour qu’on l’analyse ensemble ? », là j’aurais trouvé vraiment un fonctionnaire qui occupe sa fonction comme il se doit. Pourquoi laisser l’impossibilité comme seule réponse face à l’inconnu ? Formons-nous, transformons l’ignorance en intelligence.
Selon toi, quel est l’impact de la visibilité de personnes trans dans les médias, au-delà du monde sportif ?
Chaque être humain qui se trouve face à quelque chose de nouveau a besoin d'un certain temps pour l'assimiler, l'accepter ou réaliser que tout ira bien. À mes yeux, ce décalage est capital. Je suis arrivée à l’âge de 21 ans à Buenos Aires, la « ville de la fureur », qui peut tout te donner mais aussi te prendre beaucoup. J’ai vécu toutes sortes d’expériences, jusqu'à me retrouver à dormir dans la rue, livrée aux addictions. J’ai touché le fond, mais j’ai décidé de poursuivre mes rêves, jusqu’au jour où on m’a sélectionnée pour devenir l’égérie de la marque DOVE pour l’Amérique latine. Une personne qui persiste dans ses rêves gagne en force, en solidité. Je commençais à me convaincre que nous, femmes trans, n’étions bonnes qu'à faire le trottoir. Mais cette publicité a été ma plus grande fierté et le plus grand succès de ma vie. Elle a même renforcé les liens avec ma famille. Ils ont enfin cru en moi.
« Je crois que je suis vivante grâce au courage dont j’ai fait preuve. »
Dans le but de garantir une certaine égalité, le Comité international olympique (CIO) exige un taux de testostérone maintenu en dessous de 10 nmol par litre pendant au moins 12 mois avant une première compétition ; et ce, pour toutes les athlètes femmes, qu’elles soient transgenres ou pas. Considères-tu que ce type d’exigences soient nécessaires ?
Je crois fermement que si nous concourons avec des femmes, nous devons toujours être sur un pied d’égalité. D’ailleurs, le CIO impose ces règles alors que nous, les femmes trans, nous choisissons de prendre des hormones parce que nous le voulons, personne ne nous y oblige. Nous estimons que nous en avons besoin, que c'est bon pour nous, qu'un tel traitement renforce notre féminité, ou notre masculinité dans le cas des hommes transgenres. N’oublions pas que le CIO est une organisation internationale, et que rares sont les pays qui disposent d’une loi sur le genre. L’Argentine est pionnière à cet égard. Je pense donc que c'est une bonne chose, car nous avons fait un pas en avant. Nous sommes maintenant sur les terrains !
Ce qu’on dit sur elle…
« Pour moi, raconter l’histoire de Jessica, c’est ouvrir les yeux des autres, pour qu’ils comprennent que nous avons besoin d’une société plus égalitaire, d’un sport plus inclusif, qui transmet des valeurs. Car Jessica est l’exemple qui a triomphé. Aujourd'hui, vous la regardez et elle est rayonnante. Mais combien de personnes ont été laissées pour compte, sans la possibilité de continuer à faire du sport, de maintenir une bonne relation avec leur famille ? Combien de personnes ont été agressées ou tuées parce qu’elles étaient trans ? Jessica elle-même a été a été discriminée, battue, à deux doigts de la mort. Écouter son histoire nous permet d’ouvrir les yeux pour faire évoluer les mentalités. La rencontrer, lui parler face à face, m'a ouvert des perspectives, m’a transformée. »
Cecilia Carranza Saroli
En un seul mot :
Fière
- Acceptation
Sportive de haut niveau
– Rêver
Athlète et femme trans
- Conviction